Chapitre XXX

 

Écoute, général, et regarde-moi bien ;

Je ne suis qu’une femme, et tu penses peut-être

Pouvoir m’intimider. Apprends à me connaître :

Vois si, dans mon malheur, je tremble devant toi,

Si je laisse échapper quelque marque d’effroi.

Crains plutôt la fureur qui déchire mon âme.

Bonduca.

 

Nous nous arrangeâmes pour passer la nuit aussi bien que le permettait la misérable chambre où nous nous trouvions. Le bailli, fatigué de son voyage et des scènes qui venaient de se passer, et moins intéressé au résultat de notre détention qui ne pouvait avoir pour lui d’autre inconvénient qu’une très courte retraite, d’ailleurs moins difficile sur la bonté ou la propreté de son lit, se jeta sur une des crèches qu’on voyait le long des murs et m’annonça bientôt par un ronflement sonore qu’il dormait profondément. Pour moi, je restai assis près de la table, et, appuyant la tête sur mes bras, je ne goûtai qu’un sommeil interrompu. Je compris, aux discours du sergent et du piquet en station à la porte, qu’il y avait du doute et de l’hésitation dans les mouvements des troupes. On faisait partir des détachements pour obtenir des informations, et ils revenaient sans avoir pu s’en procurer. Le capitaine paraissait inquiet, il faisait partir de nouvelles escouades, et quelques-unes ne revenaient pas au clachan ou village.

Dès les premiers rayons du jour, un caporal et deux soldats entrèrent d’un air de triomphe, traînant après eux un montagnard qu’ils avaient arrêté et qu’ils amenaient au capitaine. Je le reconnus sur-le-champ pour Dougal, notre ci-devant porte-clefs. M. Jarvie, que le bruit qu’ils firent en entrant éveilla, se frotta les yeux, le reconnut aussi et s’écria : – Que Dieu me pardonne, c’est ce pauvre Dougal qu’ils ont arrêté ! Capitaine, je vous donne mon cautionnement, un cautionnement suffisant pour Dougal.

Cette offre généreuse était certainement dictée par la reconnaissance que conservait le bon magistrat du zèle avec lequel Dougal avait embrassé sa querelle dans le combat qu’il avait soutenu contre Inverashalloch. Mais le capitaine ne lui répondit qu’en le priant de ne se mêler que des affaires qui le regardaient et de songer qu’il était lui-même prisonnier en ce moment.

– M. Osbaldistone, s’écria le bailli qui connaissait mieux les formes des lois civiles que celles de la jurisprudence militaire, je vous prends à témoin qu’il a refusé un cautionnement suffisant. Il est indubitable que Dougal aura contre lui une action en dommages et intérêts pour détention arbitraire, et bien certainement j’aurai soin que justice lui soit rendue.

L’officier, dont j’appris alors que le nom était Thornton, ne prêta aucune attention aux discours et aux menaces de M. Jarvie, et, faisant subir un interrogatoire très sévère à son prisonnier, parvint à en tirer successivement, quoique en apparence malgré lui, l’aveu qu’il connaissait Rob-Roy, qu’il l’avait vu l’année dernière... il y avait trois mois... la semaine dernière... la veille... enfin qu’il n’y avait qu’une heure qu’il l’avait quitté. Tous ces aveux échappaient l’un après l’autre à Dougal et ne semblaient arrachés que par la vue d’une corde que le capitaine Thornton jurait de faire servir pour le pendre à une branche d’arbre, s’il ne répondait catégoriquement à toutes ses questions.

– Maintenant, dit l’officier, dites-moi combien d’hommes votre maître a avec lui en ce moment.

Dougal, en promenant ses regards de tous côtés, excepté celui où se trouvait le capitaine, répondit qu’elle ne pouvait être sûre de cela.

– Regardez-moi, chien de Highlander, et souvenez-vous que votre vie dépend de votre réponse. Combien de coquins ce misérable proscrit avait-il avec lui quand vous l’avez quitté ?

– Ah ! il n’en avait que six sans me compter.

– Et qu’a-t-il fait du reste de ses bandits ?

– Ils sont allés avec le lieutenant faire une expédition contre les clans de l’ouest.

– Contre les clans de l’ouest ? Hé ! cela est assez probable ! et que veniez-vous faire dans ces environs ?

– Moi, Votre Honneur ! ah ! je venais en me promenant voir ce que Votre Honneur faisait dans le clachan avec les Habits-Rouges.

– Je crois, me dit M. Jarvie, qui était venu se placer derrière moi, je crois que ce coquin va se montrer faux frère. Je suis bien aise de ne pas m’être mis plus en frais pour lui.

– Maintenant, mon cher ami, dit le capitaine, entendons-nous bien. Vous venez d’avouer que vous êtes venu ici comme espion, et par conséquent vous méritez d’être pendu au premier arbre. Mais si vous voulez me rendre un service, je vous en rendrai un autre. J’ai deux mots à dire à votre chef pour une affaire sérieuse ; conduisez-moi avec ma troupe à l’endroit où vous l’avez laissé, et alors je vous rendrai la liberté et vous donnerai cinq guinées par-dessus le marché.

– Oh ! s’écria Dougal en se tordant les bras d’un air de détresse, je ne puis faire cela. J’aime mieux être pendu.

– Eh bien, vous le serez, mon cher ami. Que votre sang retombe sur votre tête ! Caporal Cramp, soyez le grand prévôt du camp, et expédiez-moi ce coquin.

Le caporal s’était placé depuis quelques instants en face de Dougal, tenant en mains une corde qu’il avait trouvée dans un coin de la chambre et qu’il lui montrait avec affectation en y formant un nœud coulant. Dès que l’ordre fatal fut donné, il la lui jeta autour du cou, et à l’aide de deux soldats se mit en devoir de l’entraîner hors de la chambre.

Dougal, effrayé de voir la mort de si près, s’écria comme il se trouvait déjà sur le seuil de la porte : – Un moment, messieurs, un moment... Mais arrêtez donc ! elle consent à faire ce que Son Honneur exige.

– Emmenez cette créature, s’écria le bailli, il mérite vingt fois d’être pendu ! Emmenez-le donc, caporal ! pourquoi ne l’emmenez-vous pas ?

– Brave homme, répondit le caporal, c’est mon avis et mon opinion que si j’étais chargé de vous conduire à la potence, du diable si vous seriez si pressé !

Cet aparté m’empêcha de faire attention à ce qui se passa entre le capitaine et son prisonnier. Mais j’entendis alors celui-ci dire d’un ton tout à fait subjugué : – Et vous me laisserez aller dès que je vous aurai conduit où est Rob-Roy, sur votre conscience ?

– Je vous en donne ma parole, vous serez libre à l’instant. Caporal, que la troupe se range en ordre de bataille. Et vous, messieurs, vous nous suivrez ; j’ai besoin de tout mon monde, je ne puis laisser personne pour vous garder.

En un clin d’œil la troupe fut sous les armes et prête à marcher. On nous emmena comme prisonniers avec Dougal. En sortant du cabaret, j’entendis notre nouveau compagnon de captivité rappeler au capitaine la promesse qu’il lui avait faite de lui donner cinq guinées.

– Les voici, répondit l’officier en lui mettant dans la main cinq pièces d’or : mais songez bien, misérable, que, si vous essayez de me tromper, je vous fais sauter le crâne de ma propre main.

– Ce vaurien, me dit M. Jarvie, est cent fois pire que je l’avais jugé. C’est un traître, une perfide créature ! Oh ! cette soif du lucre ! cette soif du lucre ! que de choses elle fait faire ! feu le diacre, mon digne père, avait coutume de dire que l’argent perdait plus d’âmes que le fer ne tuait de corps.

L’hôtesse s’avança alors, et demanda le paiement de l’écot en y comprenant tout ce qu’avaient bu le major Galbraith et les deux montagnards. Le capitaine dit que cela ne le regardait point. Mais mistress Mac-Alpine lui répliqua que si elle n’avait su qu’ils attendaient Son Honneur, elle ne leur aurait pas fait crédit ; qu’elle ne reverrait peut-être jamais M. Galbraith, ou que si elle le revoyait elle n’en serait pas plus riche ; qu’elle était une pauvre veuve, et qu’elle n’avait pour vivre que le produit de son auberge.

Le capitaine Thornton coupa court à ses lamentations en lui payant le mémoire, qui ne montait qu’à quelques shillings d’Angleterre, quoiqu’il présentât un total formidable en monnaie du pays. Il voulait même généreusement payer la portion qui était à la charge de M. Jarvie et à la mienne ; mais le bailli, sans égard pour l’avis de l’hôtesse qui lui disait tout bas : – Laissez-le faire, laissez-le faire, laissez payer les chiens d’Anglais, ils nous tourmentent assez ! demanda qu’on fit la distraction de la portion de la dette qui nous concernait et l’acquitta sur-le-champ. Le capitaine saisit cette occasion pour nous faire avec civilité quelques excuses de notre détention. – Si vous êtes, comme je l’espère, nous dit-il, des sujets du roi loyaux et paisibles, vous ne regretterez pas un jour perdu quand le bien de son service l’exige : dans le cas contraire, je ne fais que mon devoir.

Il fallut bien nous contenter de cette apologie, et nous le suivîmes, quoique fort à contre-cœur.

Je n’oublierai jamais la sensation délicieuse que j’éprouvai quand, en sortant de l’atmosphère épaisse, étouffante et enfumée de la hutte des Highlands où nous avions si désagréablement passé la nuit, je pus respirer l’air frais du matin et voir les rayons brillants du soleil levant, qui, sortant d’un tabernacle de nuages d’or et de pourpre, éclairait le paysage le plus pittoresque qui eût jamais ravi mes yeux. À gauche était la vallée dans laquelle le Forth serpentait vers l’orient et entourait une belle colline de la guirlande formée par les arbres de ses bords. À droite, au milieu d’une profusion de taillis, de monticules et de roches sauvages, s’étendait le lit d’un grand lac que l’haleine de la brise du matin soulevait doucement en petites vagues dont chacune étincelait à son tour par le reflet des rayons du soleil. De hautes montagnes, des rocs escarpés et des rives sur lesquelles se balançaient les branches mobiles du bouleau et du chêne servaient de limites à cette ravissante nappe d’eau ; le frémissement harmonieux du feuillage de ces arbres brillant au soleil donnait aussi à cette solitude une espèce de vie et de mouvement. L’homme seul semblait dans un état d’infériorité au milieu d’une scène où tous les traits de la nature étaient pleins de grandeur et de majesté. Les misérables huttes, appelées bourochs par le bailli, au nombre de douze environ, qui composaient le village ou le clachan d’Aberfoil, étaient construites de pierres jointes ensemble avec de la terre au lieu de mortier, et couvertes de gazon jeté sans soin sur des branches d’arbres coupées dans les forêts voisines. Les toits en descendaient presque à terre, de sorte qu’André nous dit qu’il aurait été possible, la nuit précédente, que nous eussions pris ces cabanes pour de petits monticules et que nous ne nous fussions aperçus que nous étions sur des maisons que lorsque les jambes de nos chevaux auraient passé au travers du toit.

D’après tout ce que nous vîmes, nous pûmes juger que la maison de mistress Mac-Alpine, qui nous avait paru si misérable, était comparativement la plus belle du hameau ; et si ma description, mon cher Tresham, vous donne envie d’en juger par vos yeux, je présume que vous trouverez encore les choses à peu près dans le même état, car les Écossais sont un peuple qui ne se livre pas facilement aux innovations, même quand elles ont pour but d’améliorer leur sort[122].

Notre départ donna l’éveil aux habitants de ces tristes demeures, et plus d’une vieille femme vint faire une reconnaissance sur sa porte entrouverte. En voyant ces sibylles, la tête couverte d’un bonnet de laine d’où s’échappaient quelques mèches de cheveux gris, leur visage ridé, leurs longs bras, en les entendant s’adresser les unes aux autres, en gaélique, des paroles accompagnées de gestes qui ne peignaient pas la bienveillance, mon imagination me représenta les sorcières de Macbeth, et je crus lire dans les traits de ces vieilles toute la malice des fatales sœurs. Les enfants même qui sortaient des maisons, les uns tout à fait nus, les autres imparfaitement couverts de quelques lambeaux de tartan, faisaient des grimaces aux soldats anglais avec une expression de haine nationale et de méchanceté qui semblait au-dessus de leur âge. Je remarquai particulièrement que, quoique la population de ce village parût assez considérable en raison du nombre de femmes et d’enfants que nous apercevions, pas un homme, pas un garçon au-dessus de douze ans ne s’offrait à nos regards. J’en conclus qu’il était probable que nous recevrions d’eux dans le cours de notre expédition quelques témoignages d’amitié encore plus expressifs que ceux dont nous avaient assurés toutes les figures que nous avions rencontrées.

Ce ne fut qu’à notre sortie du village que nous pûmes bien juger de toute l’étendue de l’affection qu’on nous portait. À peine l’arrière-garde avait-elle passé les dernières maisons pour entrer dans un petit sentier qui conduisait dans les bois qu’on voyait de l’autre côté du lac que nous entendîmes un bruit confus de cris de femmes et d’enfants, et de ces battements de mains dont les matrones des Highlands accompagnent toujours les exclamations que leur arrachent la haine et la colère.

– Que signifie ce tapage ? demandai-je à André qui était pâle comme la mort.

– Je crois que nous ne le saurons que trop tôt. Cela signifie que les femmes des Highlanders vomissent des imprécations et des malédictions contre les Habits-Rouges et contre tout ce qui parle la langue saxonne. J’ai bien entendu des femmes anglaises et écossaises proférer des imprécations ; ce n’est une merveille dans aucun pays ; mais, Dieu me préserve ! jamais de semblables à celles de ces langues montagnardes. Savez-vous ce qu’elles disent ? qu’elles voudraient voir tous les Habits-Rouges égorgés comme des moutons, se laver les mains jusqu’au coude dans leur sang, les voir couper en si menus morceaux que le plus gros ne pût suffire pour le dîner d’un chien comme il advint à Walter Cuming de Guiyock, et je ne sais combien d’autres choses semblables qui n’ont pas passé par d’autres gosiers que les leurs. Enfin, à moins que le diable ne vienne lui-même leur donner des leçons, je ne crois pas qu’elles puissent se perfectionner dans la science de jurer et de maudire. Mais le pire de tout, c’est qu’elles nous disent de continuer notre route vers le lac, et de prendre garde où nous aborderons.

Les observations que j’avais faites, et ce qu’André venait de me dire, ne me laissaient guère de doute qu’on n’eût projeté une attaque contre nous. La route semblait de plus en plus faciliter cette interruption désagréable. Elle s’écartait d’abord du lac, pour traverser un terrain marécageux couvert de bois taillis, et dans lequel il se trouvait d’épais buissons ou touffes d’arbres qu’on aurait dit plantés exprès pour favoriser une embuscade. Nous avions quelquefois à traverser des torrents qui descendaient des montagnes, et dont le cours était si rapide que les soldats, dans l’eau jusqu’au-dessus des genoux, ne pouvaient résister à sa violence qu’en se tenant trois ou quatre par le bras. Je n’avais aucune expérience dans l’art militaire ; mais il me semblait que des guerriers à demi sauvages, tels qu’on m’avait représenté les Highlanders, pouvaient, dans de telles circonstances, faire avec avantage une attaque contre des troupes régulières. Le bon sens du bailli lui avait fait faire les mêmes remarques, et il en avait tiré les mêmes conséquences. Il demanda à parler à l’officier commandant, ce qu’il fit à peu près en ces termes :

– Capitaine, lui dit-il, ce n’est pas pour vous demander quelque faveur que je désire vous parler ; je les méprise, et je commence même par faire toutes mes protestations et réserves de vous poursuivre pour cause d’oppression et de détention arbitraire ; mais, étant sincèrement attaché au roi George et à son armée, je prends la liberté de vous demander si vous ne pensez pas que vous pourriez choisir un moment plus favorable, et prendre des forces plus considérables, pour gravir ce glen ? Si vous cherchez Rob-Roy, on sait qu’il n’a jamais été à la tête d’une troupe de moins de cinquante hommes déterminés ; et, s’il y joint les gens de Glengyle, de Glenfinlas et de Balquiddar, il peut servir à votre détachement un plat qui ne serait pas à son goût. Mon sincère avis, comme ami du roi, serait donc que vous retournassiez au clachan, car ces femmes d’Aberfoil sont comme les cormorans et les goëlands de Cumries, qui ne chantent jamais que pour annoncer une tempête.

– Soyez tranquille, monsieur, répliqua le capitaine Thornton : je dois exécuter mes ordres. Mais puisque vous dites que vous êtes ami du roi George, vous serez charmé d’apprendre qu’il est impossible que le rassemblement de bandits dont les brigandages désolent le pays depuis si longtemps échappe aux mesures qui viennent d’être prises pour les détruire. L’escadron de milice commandé par le major Galbraith, et auquel deux compagnies de cavalerie ont dû se joindre, s’empare en ce moment des défilés inférieurs de cette contrée sauvage, et trois cents Highlanders, sous les ordres des deux chefs que vous avez vus à l’auberge, doivent garder la partie supérieure. Enfin différents détachements de troupes régulières occupent l’entrée de tous les glens et toutes les montagnes. Les informations que nous avons reçues sur Rob-Roy sont d’accord avec les aveux que ce coquin vient de nous faire, et il paraît certain qu’ayant appris qu’il est cerné de toutes parts, il a congédié la plus grande partie de ses gens dans l’espoir de se cacher plus facilement, ou de s’évader, grâce à sa connaissance des lieux.

– Je crois, reprit M. Jarvie, qu’il y a ce matin plus d’eau-de-vie que de bon sens dans la tête de M. Galbraith ; et, quant à vos trois cents montagnards, si j’étais à votre place, je ne m’y fierais point. Les faucons n’arrachent pas les yeux aux faucons. Ils peuvent se quereller entre eux, jurer les uns contre les autres, se battre, se tuer, mais ils se réuniront toujours contre ceux qui portent des culottes et qui ont une bourse dans leur gousset.

Il paraît que cet avis ne fut pas tout à fait perdu. Le capitaine ordonna à ses soldats de former leurs rangs, d’armer leurs mousquets et de mettre la baïonnette au bout du fusil. Il forma une avant-garde et une arrière-garde, chacune sous les ordres d’un sergent, et leur ordonna de se tenir sur le qui vive, Dougal subit un interrogatoire, dans lequel il persista dans toutes les déclarations qu’il avait déjà faites. Le capitaine lui ayant reproché de le conduire par un chemin qui paraissait suspect et dangereux, – Ce n’est pas elle qui l’avait fait, répondit-il avec une brusquerie qui semblait accompagnée de naïveté : si vous aimez les grandes routes, il fallait prendre celle qui conduit à Glascow !

Cette réponse passa, et nous nous remîmes en marche.

Quoique notre route nous eût conduits vers le lac, il était tellement ombragé que nous n’avions pu jusque-là qu’entrevoir cette belle nappe d’eau à travers quelques percées ; mais alors le chemin le côtoyait tout à coup au sortir du bois, et nous pûmes en contempler toute l’étendue, miroir spacieux qui dans un calme profond réfléchissait avec magnificence les sombres et hautes montagnes parées de bruyères, les vieux rocs à la tête chenue, et la verdure d’une certaine partie de ses rives. Les montagnes étaient en cet endroit si près du lac, si hautes et si escarpées, qu’il était impossible de trouver un autre passage que l’étroit sentier que nous suivions, dominé par des rochers, d’où il aurait suffi de rouler des pierres pour nous écraser sans que nous eussions pu faire la moindre résistance. Ajoutez à cela que la route faisait des coudes à chaque instant, en suivant les baies et les promontoires du lac, de sorte qu’il était rare que la vue pût s’étendre à cent pas devant et derrière nous. Notre position parut causer quelque inquiétude à l’officier commandant. Il donna de nouveau l’ordre à ses soldats d’avoir l’œil au guet et de se tenir sur leurs gardes, et il réitéra à Dougal la menace de le faire périr à l’instant s’il l’avait conduit dans quelque embuscade.

Celui-ci écouta ses menaces d’un air de stupidité impénétrable, qu’on pouvait attribuer également à une conscience qui n’a rien à se reprocher, ou à une résolution bien ferme de trahir ceux qu’il s’était chargé de guider.

– Si les gentilshommes cherchaient les Gregarach, dit-il, à coup sûr ils ne devaient pas s’attendre à les trouver sans courir quelques petits dangers.

Comme il prononçait ces mots, le sergent qui commandait l’avant-garde cria : Halte ! et envoya un de ses hommes annoncer au capitaine qu’il avait aperçu un parti de Highlanders sur un rocher qui dominait le sentier par où nous allions passer. Presque au même instant un soldat de l’arrière-garde vint l’avertir qu’on entendait dans le bois, sur les derrières, le son d’une cornemuse.

Le capitaine Thornton, qui avait autant de courage que d’habileté, résolut de forcer le passage en avant, sans attendre qu’il fût attaqué par-derrière ; pour rassurer ses soldats, il leur dit que la cornemuse qu’ils avaient entendue appartenait sans doute au corps de montagnards qui s’avançait sous les ordres d’Iverach et d’Inverashalloch, et il leur fit sentir qu’il était important pour eux de tâcher de s’emparer de la personne de Rob-Roy avant l’arrivée de ces auxiliaires, afin de n’avoir à partager avec personne ni l’honneur du succès ni la récompense promise pour sa tête. Il ordonna à l’arrière-garde de rejoindre le centre, rapprocha son corps d’armée de l’avant-garde et déploya ses forces de manière à présenter un front aussi étendu que le permettait l’étroit sentier sur lequel nous nous trouvions. Il fit placer Dougal au centre, en lui renouvelant la promesse de le faire pendre s’il arrivait qu’il l’eût trompé. On nous assigna le même poste, comme celui où il y avait le moins de danger ; et le capitaine Thornton, prenant sa demi-pique des mains d’un soldat qui la portait, se mit à la tête de son corps, et donna l’ordre de marcher en avant.

La troupe s’avança avec la bravoure naturelle aux soldats anglais. La frayeur avait presque fait perdre l’esprit à André ; et, s’il faut dire la vérité, ni M. Jarvie ni moi n’étions fort tranquilles. Nous ne pouvions voir avec une indifférence stoïque notre vie hasardée dans une querelle qui nous était étrangère. Mais il fallait faire de nécessité vertu.

Nous avançâmes jusqu’à vingt pas de l’endroit où l’avant-garde avait aperçu des montagnards. C’était un petit promontoire qui s’avançait dans le lac, et autour de la base duquel le sentier tournait, comme je l’ai déjà annoncé. Mais en cet endroit, au lieu de suivre le bord de l’eau, il montait en zigzag sur le rocher, qui, sans cela, aurait été inaccessible. Le sergent nous fit dire qu’il apercevait sur le sommet les toques et les fusils de plusieurs montagnards couchés ventre à terre comme pour nous surprendre, et couverts par des bruyères qui croissaient sur ce rocher. Le capitaine lui ordonna de marcher en avant, de déloger l’ennemi, et lui-même avança avec le reste de sa troupe pour le soutenir.

L’attaque qu’il méditait fut suspendue par l’apparition inattendue d’une femme qui se montra tout à coup sur le haut du rocher.

– Arrêtez ! s’écria-t-elle d’un ton d’autorité, et dites-moi ce que vous cherchez dans le pays de Mac-Gregor.

J’ai rarement vu une figure plus noble et plus imposante que celle de cette femme. Elle pouvait avoir de quarante à cinquante ans, et sa physionomie devait avoir autrefois offert des traits frappants d’une beauté mâle, quoique ses traits eussent plutôt un air de dureté et d’expression farouche, et qu’on y remarquât déjà des rides formées, soit par suite de la vie errante qu’elle menait depuis plusieurs années, couchant souvent sur la dure et exposée à toutes les intempéries de l’air, soit par l’influence des chagrins qu’elle avait essuyés et des passions qui l’agitaient. Elle ne portait pas son plaid sur la tête et les épaules, comme c’est l’usage des femmes d’Écosse, mais elle en entourait son corps, suivant la coutume des soldats highlandais. Elle avait sur la tête une toque d’homme surmontée d’une plume, tenait à la main une épée nue et portait à sa ceinture une paire de pistolets.

– C’est Hélène Campbell, la femme de Rob, me dit très bas M. Jarvie d’un air fort alarmé. Il y aura parmi nous plus d’une côte brisée avant qu’il soit longtemps.

– Que cherchez-vous ici ? demanda-t-elle une seconde fois au capitaine Thornton qui s’avançait.

– Nous cherchons le proscrit Rob-Roy Mac-Gregor Campbell, répondit l’officier. Nous ne faisons pas la guerre aux femmes ; ne tentez donc pas de vous opposer au passage des troupes du roi, et vous n’éprouverez de nous que de bons traitements.

– Oui ! répliqua l’amazone, je connais depuis longtemps vos bons traitements ! Vous ne m’avez laissé ni nom ni réputation. Les ossements de ma mère se soulèveront dans le tombeau quand les miens iront l’y rejoindre. Vous n’avez laissé à moi et aux miens ni maison, ni lit, ni couvertures, ni bestiaux pour nous nourrir, ni toisons pour nous couvrir. Vous nous avez tout enlevé, tout, jusqu’au nom de nos ancêtres, et maintenant vous venez pour nous enlever la vie.

– Je n’en veux à la vie de personne, dit le capitaine, mais je dois exécuter mes ordres. Si vous êtes seule, vous n’avez rien à craindre : s’il se trouve avec vous des gens assez insensés pour nous opposer une résistance inutile, ils n’auront à accuser qu’eux-mêmes du sort qui les attend. Sergent, en avant !

– En avant, marche ! cria le sergent. Houzza ! mes enfants ! une bourse pleine d’or pour la tête de Rob-Roy !

Il s’avança au pas de charge, suivi de six soldats, et monta l’étroit sentier qui conduisait sur le promontoire ; mais à peine étaient-ils arrivés au premier tournant de ce défilé qu’une décharge d’une douzaine de coups de fusil se fit entendre. Le sergent, atteint d’une balle à la poitrine, chercha à se maintenir quelques instants ; il s’accrocha aux aspérités du roc pour monter plus avant, mais ses forces l’abandonnèrent, et après un dernier effort il tomba de rocher en rocher jusque dans le lac, où il disparut. Trois soldats restèrent morts sur la place, et les trois autres, blessés plus ou moins dangereusement, se replièrent sur le corps d’armée.

– Grenadiers, en avant ! cria le capitaine. – Il faut vous rappeler qu’à cette époque les grenadiers portaient cette arme destructive d’où ils ont tiré leur nom. Les quatre soldats ainsi armés se mirent donc en tête de la colonne, et Thornton les suivit avec toute sa troupe pour les soutenir. – Messieurs, nous dit-il alors, vous êtes libres, pourvoyez à votre sûreté. Grenadiers, ouvrez la giberne ! grenade en main !

Le détachement s’avança en poussant de grands cris ; les grenadiers jetèrent leurs grenades dans les buissons où l’ennemi se tenait caché, et la troupe monta au pas de charge pour déloger l’ennemi. Dougal, oublié dans le tumulte, s’enfonça prudemment dans les broussailles qui croissaient sur le roc, et y monta avec la rapidité du chat-pard. J’imitai son exemple, pensant bien que tout ce qui suivrait le sentier tracé se trouverait exposé au feu des montagnards. J’étais hors d’haleine, car un feu roulant répété par mille échos, l’explosion des grenades, les cris des soldats, les hurlements de leurs ennemis ne pouvaient qu’exciter de plus en plus mon désir d’atteindre un lieu de sûreté. Il me fut pourtant impossible de rejoindre Dougal, qui sautait d’une pointe de rocher sur une autre aussi lestement qu’un écureuil, et je finis par le perdre de vue.

Me trouvant alors assez éloigné des combattants pour n’avoir rien à craindre, au moins pour le moment, je m’arrêtai pour chercher à découvrir ce qu’étaient devenus mes compagnons, et je les aperçus tous les deux, chacun dans une situation fort désagréable.

M. Jarvie, à qui la peur avait sans doute donné un degré d’agilité qui ne lui était pas ordinaire, était parvenu à monter jusqu’à la hauteur d’environ trente pieds sur le roc ; quand il voulut passer d’une pointe sur une autre, le pied lui glissa malheureusement, et de telle manière qu’il aurait été bien certainement rejoindre feu son père, le digne diacre, dont il aimait tant à citer les faits et gestes, si, par hasard, une grosse épine n’eût accroché le pan de sa redingote et ne l’eût retenu ; nouveau danger qui n’eût pas été moindre s’il n’avait trouvé le moyen de conserver une position à peu près horizontale, en saisissant de la main droite une autre branche voisine, mais plus basse que la première. On aurait pu croire qu’il voltigeait entre le ciel et la terre, et il ne ressemblait pas mal à l’enseigne de la Toison d’or qu’on voit à Londres sur la porte d’une boutique de mercier dans Ludgate-Hill.

André n’avait pas pris le même chemin que Dougal : chemin que M. Jarvie et moi avions suivi, mais non avec le même succès. Il en avait choisi un autre pour une double raison : d’abord parce que la montée en était moins rapide, et ensuite parce qu’il s’en trouvait plus voisin. Il monta effectivement assez rapidement jusqu’à une petite plate-forme qu’il rencontra, et qui était à peu près de niveau avec l’endroit où le bailli était suspendu. Là il se trouva arrêté par des rochers perpendiculaires qu’il était impossible de gravir, et il ne pouvait changer de position que pour redescendre dans le défilé d’où il était parti, ce qui n’était nullement de son goût. Il avait sous ses pieds le détachement du capitaine Thornton, au-dessus de lui des montagnards, de manière que le sifflement des balles qui se croisaient sur sa tête semblait lui annoncer à chaque instant sa dernière heure. Il courait de tous côtés sur son étroite plate-forme, poussant des cris affreux, et implorant la merci des deux partis, en anglais et en écossais, suivant le côté vers lequel la victoire semblait incliner. M. Jarvie seul répondait à ses exclamations par des gémissements que lui arrachait autant la peur que sa situation précaire.

Ma première idée fut de courir à son secours. Mais, de l’endroit où je me trouvais, il m’était physiquement impossible d’arriver à lui, en étant séparé par le précipice au-dessus duquel il était suspendu. André, qui n’en était éloigné que d’environ cinquante pas, aurait pu facilement lui rendre ce service ; mais ni mes signes, ni mes prières, ni mes ordres, ni mes menaces ne purent le décider à se rapprocher du lieu du combat ; et, après avoir couru encore quelque temps comme un homme privé de raison, il finit par se jeter le ventre contre terre, et ne se releva que lorsque le feu eut entièrement cessé.

Tout cela fut l’affaire de quelques minutes ; et, n’entendant plus le bruit de la fusillade, j’en conclus que la victoire s’était déclarée pour l’un des partis. Ne pouvant voir le champ de bataille du lieu où j’étais, je gagnai une éminence voisine qui le dominait, afin d’implorer la compassion des vainqueurs, quels qu’ils fussent, en faveur du pauvre bailli, bien convaincu qu’on ne le verrait pas suspendu au milieu des airs, comme le tombeau de Mahomet, sans lui prêter une main secourable.

Dès que je fus sur cette hauteur, je vis que le combat avait fini, comme je le prévoyais, par la défaite totale du capitaine Thornton. Une troupe de Highlanders le désarmait, lui et une douzaine d’hommes qui lui restaient, et qui presque tous étaient couverts de blessures. La troupe avait été exposée à un feu meurtrier dont elle ne pouvait se garantir et qui l’extermina presque entièrement, tandis que les montagnards, protégés par leur position, n’eurent qu’un homme tué et deux blessés par les grenades, comme je l’appris ensuite ; car en ce moment je ne pus connaître que le résultat de l’affaire, en voyant le capitaine et le peu d’hommes qui lui restaient environnés d’une horde de sauvages trépignant d’une joie féroce et soumettant leurs ennemis vaincus à toutes les conséquences des lois de la guerre.